C.D : Bonjour Loreleï. Selon vous, quel rôle jouent les réseaux sociaux chez les jeunes ?
L.D : Je vais partir du principe que par « jeunes » vous entendez adolescents. Il me semble intuitivement que le réseau social est un miroir dans lequel l’adolescent teste son appartenance au groupe. L’adolescence étant la période où l’enfant se détache des images parentales pour se construire une image plus personnelle influencée par les pairs auxquels il s’identifie ou aimerait ressembler. Ainsi il peut à la fois se comparer afin de savoir s’il est normal, s’il correspond aux normes de son époque, mais c’est aussi un lieu où il peut se mettre en scène afin de prouver son appartenance et peut être également la tester. Le nombre de likes étant comme une notation qui lui permet de trouver le chemin de la « normalité ».
C’est également un lieu extérieur à la famille, donc un lieu de « liberté » puisque les règles qui y sont présentent ne sont pas celles de la cellule familiale. L’adolescent peut alors tester d’autres personnalités en échappant au contrôle de sa famille, c’est aussi une façon de tester ses limites. Il détruit et réinvente à loisir la présence et l’absence de « l’autre ». Il correspond à l’espace transitionnel de Winnicott* (1953, 2002). Il permet de se confronter à l’autre tout en se protégeant, permettant ainsi d’appréhender l’autre dans son altérité en en limitant les dangers.
Et enfin c’est un lieu de lien social, on y trouve des « autres » qui nous ressemble, on peut partager dans une totale sincérité, car on est protégé par l’écran et l’anonymat (tout relatif). À l’heure où l’on se sent incompris par sa famille, où les gens changent y comprst nous, il est rassurant de trouver même à l’autre bout du monde quelqu’un qui vit la même chose que nous.
* Donald Winnicott, pédiatre, psychiatre et psychanalyste britannique
C.D : Quel est le profil des adolescents touchés par le cyberharcèlement ?
L.D : Je dirais qu’il est le même qu’il a toujours été. Des ados un peu sensibles, qui sont étiquetés comme différents, quelle que soit la raison. Avant c’était celui qui portait des lunettes, aujourd’hui c’est le petit gros, ou la fille trop intelligente pour son âge. Sauf qu’aujourd’hui ces ados en rentrant chez eux ne sont plus à l’abri de ce harcèlement, ils le retrouvent sur leur ordinateur au cœur même de leur intimité, un harceleur avec sa clique de quelques voyeurs passifs, devient des dizaines, voire des centaines de harceleurs grâce aux likes et aux commentaires.
C.D : Les victimes sont-elles plus souvent des jeunes filles ? Comment l’expliquez-vous ?
L.D : Honnêtement je n’en sais rien, il faudrait voir les chiffres. Le problème étant que les chiffres ne sont jamais vraiment représentatifs, il n’y a qu’à voir ceux du viol en France. Les hommes sont étiquetés comme devant être forts, insensibles, ce qui leur rend encore plus difficiles d’appeler à l’aide lorsqu’ils sont victimes. Position qui est déjà très dur à assumer, car demander de l’aide revient à assumer la position du « fouteur de merde », celui qui va rapporter aux adultes, à l’âge où l’on voudrait s’émanciper de leur emprise et de leur protection. Dans le harcèlement il me semble que les filles ne sont pas en reste en pour la position du bourreau, cependant la pratique des « sexting » rend peut-être les jeunes filles plus enclines à être victimes dans le cyberharcèlement.
C.D : À l’inverse, qui sont les harceleurs ?
L.D : Les films et les séries voudraient nous faire croire qu’il s’agit toujours de la peste trop riche, mais qui manque d’amour... C’est peut-être le cas, mais en vérité je pense que les harceleurs peuvent être n’importe qui. Ce sont des gens qui manquent de confiance en eux et qui ont besoin d’asseoir leur supériorité et leur place en écrasant les autres. Mais en vrai, qui ne s’est pas déjà retrouvé dans une telle situation un jour ? N’est-ce pas le modèle valorisé aujourd’hui par le milieu du travail ? Aujourd’hui les harceleurs fleurissent et sont valorisés, montrés, promus... Alors ma foi, je dirais que ce ne sont que des ados qui ont grandi dans notre société et en ont intégré les règles. Il faut avoir vécu la position de faiblesse où avoir vu un être cher l’avoir subi pour comprendre la souffrance du harcèlement. Sinon il est facile de faire appel à la bonne vieille excuse du « c’est juste pour rire ». Après il n’y a qu’un pas vers la culpabilisation des victimes qui ne sont « pas assez fortes » pour supporter la « taquinerie ».
C.D : L’apparence physique joue-t-elle un rôle important sur les réseaux sociaux ?
L.D : Les réseaux sociaux ne sont que le reflet décomplexé de notre société, alors à votre avis le physique joue-t-il un rôle important dans notre société ? La seule différence c’est que caché derrière un écran les langues se délient et on se laisse aller à dire ce qui nous passe par la tête sans filtre, y compris les horreurs les plus injustes. Nous sommes actuellement dans une société de la consommation immédiate, de l’absence de frustration et où l’important réside essentiellement dans le paraître, des légumes en rayon qui doivent être parfaits quitte à n’avoir aucun goût, aux femmes dont le look est plus important que ce qu’elles ont à l’intérieur, il n’y a qu’un pas qui a été franchi il y a longtemps. Instagram étant montré comme le réseau ayant poussé le culte de l’image à son paroxysme. D’ailleurs il est prouvé que la vision de toutes ces fakes-photos entraîne un vrai malaise auprès des adolescents, d’où l’arrivée de mouvent comme le #sans filtre. Les influenceurs commencent à se rendre compte de leur impact négatif et tentent de renverser la vapeur en expliquant que ce genre de publications idylliques tiennent de la mise en scène à l’instar des films et des publicités. Le problème c’est que ce n’est pas le contrat de base, puisque les influenceurs sont censés être comme vous et moi. D’où la portée encore plus destructrice qu’avec les magazines et les films où là au moins le contrat de départ disait bien que tout était faux, et malgré cela ils avaient déjà une forte influence chez les jeunes et les moins jeunes ...
C.D : Quels sont les signes qui pourraient alerter les parents d’adolescents harcelés ?
L.D : Bonne question… Je ne sais pas s’il y a des signes spécifiques au harcèlement, mais il y a les signes qui montrent quand un ado va mal, renfermement sur lui-même, difficulté à avoir des amis, une utilisation différente de son smartphone, tristesse ou anxiété régulière .. J’imagine qu’il n’y a pas de solution miracle qui protégerait tous les enfants, mais il faut tenter de garder le contact par l’échange. Garder une parole libre et sans jugement afin que l’ado puisse se confier le jour où il se sentira mal. Chose difficile dans cette période de repli normal et de colère. Ne pas hésiter à faire intervenir un tiers en cas de doute, car ce n’est pas être un mauvais parent que de faire appel à un pro, mais au contraire reconnaître qu’on n’est pas tout puissant et que notre enfant peut avoir besoin de se soustraire aux contraintes familiales par moment. Rien de pire qu’un parent tout puissant, car il ne laisse pas la place à l’enfant de s’épanouir et risque de provoquer soit un étouffement des désirs de son enfant qui restera un adulte soumis aux désirs des autres, ou une colère incontrôlable qui pourrait altérer la relation à long terme voir la détruire. Évidemment l’absence de contrôle parental n’est pas non plus une solution, toute la difficulté réside justement dans ce juste milieu si difficile à trouver. Mais j’ai tendance à penser que ce n’est pas grave de se tromper du moment qu’on est capable de le reconnaître et de s’ajuster fasse au retour que nous en fait l’enfant.
C.D : Quels conseils donneriez-vous aux parents qui ont des doutes pour aborder le sujet avec leurs enfants ?
L.D : N’hésitez pas à en parler, et si votre enfant/ado ne souhaite pas se confier à vous donnez-lui un espace de dialogue extérieur (psychologue). Si vous parvenez à avoir une réponse alors ne portez aucun jugement négatif ni sur la pratique de l’ado (ce n’est pas à cause des jeux ou des réseaux qu’il est harcelé, mais à cause des harceleurs) et aucun jugement non plus sur sa conduite (ce n’est pas parce qu’il manque de caractère qu’il est harcelé). C’est important de pouvoir soutenir les capacités de votre enfant à s’en sortir tout en lui offrant la possibilité de votre intervention s’il le désire. Évidemment cela n’est pas une assurance, et il n’y en a aucune, vous ne pouvez qu’être présent en espérant que vous aurez donné à votre enfant une assise narcissique suffisamment solide pour survivre aux nombreuses attaques qu’il rencontrera dans sa vie, et pour ça il n’y a que l’amour inconditionnel d’un parent qui puisse réussir.
Avoir un enfant c’est aussi savoir lâcher un jour afin de lui donner la chance d’apprendre à voler, mais rien ne vous empêche de lui faire savoir que vous serez toujours prêt à le rattraper s’il vous le demande !
Il existe également un certain nombre de filtres qui permettent de protéger son enfant sur internet, mais cela ne fonctionne que si les parents prennent la peine de se former à internet et à ses dangers. L’utilisation omniprésente de cet outil fait qu’il n’est plus possible de faire l’impasse sur son fonctionnement, car si vous ne savez pas comment pourriez-vous protéger vos enfants ?
Si la situation est critique, et elle peut le devenir rapidement, avec des pensées suicidaires et une incapacité de l’ado à gérer la situation, je pense qu’il ne faut pas hésiter à retirer l’enfant du milieu harcelant, à supprimer les réseaux sociaux et à le protéger de toute intrusion dans son intimité qui pourrait venir le fragiliser encore plus. Ne pas hésiter à porter plainte, et à faire appel aux personnes référentes telles que l’école, ou les associations de défenses qui pourront indiquer la marche à suivre et soutenir dans les démarches. Il est des situations dont l’enfant ne peut pas se sortir seul et c’est au parent de décider à quel moment il est le plus adéquat d’intervenir.